Les ruralités normandes, laboratoires vivants d’innovations écologiques et solidaires ?
Par Sophie Léger, animatrice du GL Sud Manche
Retour sur une table ronde intitulée «Ruralités innovantes : là est l'écologie » proposée par David Cormand eurodéputé normand, lors des 3ème Universités des Ruralités Ecologistes et Journées Normandes de l'Ecologie, à la mairie de Coutances le 25 octobre dernier, avec cinq témoignages, qui bousculent les idées reçues.
Contre la condescendance, la preuve par l'exemple
« On a trop souvent ce discours condescendant qui présente les territoires ruraux comme des
endroits compliqués, incapables d'innovation, lance David Cormand en ouverture de l'atelier. Seules les métropoles seraient les lieux de compétitivité et d'entrepreneuriat. Or ce discours ne résiste pas à l'observation ». La preuve ? Cinq exemples d’initiatives présentées ce jour-là, toutes issues du terrain normand, et qui témoignent d'une vitalité insoupçonnée, qu’il s’agisse de retisser du lien social par la rénovation solidaire, de se réapproprier l’énergie citoyenne, de nourrir corps et esprit en circuit court, de sensibiliser par la culture et la fête ou de fédérer les acteurs de la transition sur le territoire…
Croisement d’expériences : des innovations collectives vers la transition
Julie Devik, co-présidente de Normandie Équitable insiste sur la dimension collective de la transition. « Notre ADN, c'est d'accompagner à une consommation sobre, locale, équitable et joyeuse. On veut que ce changement soit désirable et accessible à tous, pas seulement à ceux qui ont les moyens. » L'association fédère une soixantaine d'acteurs économiques normands (comme Solibulles – Meuh Cola, fondateur en 2011) et édite des guides atypiques pour donner de la visibilité aux initiatives locales et bio. Le lien est important aussi d’où la présence de Mon Job de Sens et de Chauffer dans la noirceur festival incontournable du Centre Manche. Plus au sud, Freddy Lamotte a parlé du festival créé par lui et sa fille, rejoints par de nombreux jeunes : Les Pluies de Juillet dont la 8ème édition en juillet 2025 a réuni 5 400 festivaliers au Tanu. « Ce festival est né du film Demain, extrêmement joyeux, très communicatif. On s'est dit : qu’est-ce qu’on pourrait faire ?» Le concept : allier sensibilisation environnementale et sociale à des concerts. Au-delà du festival, son association La Marette anime des actions toute l'année : sensibilisation dans les écoles et bientôt un projet Haie bocagère avec une compagnie de théâtre locale.
Née aussi de l’associatif en 1998, Les 7 Vents, devenue SCIC (Société Coopérative d'Intérêt Collectif) en 2005 pour la transition énergétique a été présentée par Marie-Noëlle Jay : « L'idée, c'est de se réapproprier l'énergie, une énergie citoyenne. » Les 7 Vents a créé les Centrales Villageoises rassemblant collectivités et citoyens pour des projets solaires : « Tout le monde n'a pas un toit qui peut être équipé ni le financement. Alors on se met ensemble. » L'avantage : un prix stable sur 20 ans, modulable selon les besoins. Les 7 Vents s'associe aussi à la coopérative SolarCoop pour proposer aux particuliers des kits solaires équitables, des études gratuites et des artisans locaux.
Elle agit également avec Enerterre représentée aussi à la table ronde par Romain Carpentier administrateur de cette association qui propose de l'auto-réhabilitation accompagnée partagée, c’est-à-dire qui aide des foyers en précarité énergétique via des chantiers participatifs en utilisant des matériaux biosourcés. À la ferme partagée du Bois Landelle près de Granville, Lisette incarne une innovation rurale originale qui mêle culture et agriculture. Agricultrice élevant dix vaches, elle transforme tout le lait à la ferme et écrit des romans qu'elle auto-édite, imprimés localement à Gavray. « Après quarante manuscrits sans réponse, j'ai décidé de me passer d'éditeur. Aujourd'hui, c'est possible à 30 km d'ici. Il faut désacraliser le métier d'éditeur et d'écrivain. »
La solidarité en chantier : l’innovation technique mais surtout sociale
La démarche d’autoédition de Lisette imprimés localement à Gavray avec des couvertures signées Emmanuel Revah s'nscrit dans une dynamique plus large d';alternatives culturelles en milieu rural. Elle évoque l'association Les Autochtones, qui organise des spectacles chez les habitants, dans des granges. « Il n y a peut-être qu'en campagne qu'on peut faire ça. »
Julie Devik de Normandie durable souligne aussi l'importance de l'innovation mêlée de tradition dans les métiers. « De plus en plus de personnes veulent revenir à des métiers en lien avec la terre, la construction traditionnelle, mais en intégrant des techniques modernes. Ils cherchent du sens dans leur vie professionnelle. » Et cette quête de sens passe aussi par de nouvelles formes d'organisation : gouvernance partagée, coopératives, horizontalité.
Le système d’Enerterre repose sur un Système d'Echange Local (SEL) : cinq jours de participation donnent droit à cinq jours d'aide. « Ça peut durer deux à trois ans. On travaille sur le long terme. » explique Romain Carpentier. Particularité : le travail avec la terre crue, remettant en œuvre des pratiques traditionnelles adaptées au bâti local. « Le ciment a été délétère. Aujourd'hui, on allie savoir-faire ancestral et mécanisation. On utilise intelligemment les bonnes idées. »
Mais quels sont les moyens pour ces expériences de durer et de s’étendre ?
Le nerf de la guerre : l'argent public en débat Si ces initiatives foisonnent, la question du financement reste centrale et suscite le débat.
«Tout ça, c'est possible, mais on ne peut pas faire des choses de qualité sans argent public » affirme Freddy Lamotte.
Un point de vue nuancé par Lisette : « Dire que rien n'est possible sans argent public, j'ai du mal avec ça. Pour commencer quelque chose, on a besoin de volonté. L'argent public peut se greffer ensuite pour que ça vive et survive, mais la spontanéité vient déjà du terrain. »
Un participant insiste : « Oui, dire cela, c'est faire reposer la notion de qualité sur la capacité à financer. Ça invisibilise toute la production Do It Yourself qui existe depuis longtemps dans les milieux alternatifs. »
David Cormand propose une synthèse : « On n'attend pas les politiques pour que les choses existent. Mais pour qu'elles soient partagées, pour qu'elles passent le cap du collectif, il y a un enjeu politique. Le soutien public sert à la fois à la diffusion et à l'indépendance notamment par rapport au marché financier. »
Des innovations rurales joyeuses et résilientes
Un fil rouge traverse tous ces témoignages : le refus du clivage et la recherche de la joie.
« Je ne suis pas militante dans l'âme, parce que je trouve que le militantisme, c'est souvent très sérieux », confie Lisette. « La joie apporte de l'espoir. En parlant d'écologie, de culture, apporter de l'espoir, c'est aussi amener quelque chose, ne pas être dans le défaitisme. »
Freddy Lamotte reconnaît la difficulté de faire la balance entre sensibilisation et militantisme :
«Plus on est militant, plus on exclut, parce qu'on brise les convivialités. Comment faire en sorte que des gens qui ne sont pas sensibles à ces questions viennent quand même nous voir ? C'est une vraie problématique qui nous traverse et qui fait l'objet de débats passionnants. »
Julie Devik abonde : « On veut amener la joie dans la transition. Parfois, l'étiquette du militantisme fait reculer. L'enjeu, c'est de faire tomber les barrières. » Elle ajoute aussi : « On est sur des choses vraiment novatrices et trouver son marché, ça prend du temps. »
« Les territoires ruraux présentés comme vulnérables ont leur vulnérabilité, mais ils sont à bien des points de vue beaucoup plus résilients que des métropoles très dépendantes d'un apport extérieur pour leur prospérité », conclut David Cormand.
Au terme de ces échanges, une conviction émerge : les ruralités sont riches en innovations solidaires et joyeuses. Ne reste plus qu'à leur donner les moyens de durer et de s’étendre.
Pour en savoir plus :
-Association La Marette - Festival Les Pluies de Juillet : https://www.lespluiesdejuillet.org/
-SCIC Les 7 Vents : https://www.7vents.fr/
-Enerterre chantiers solidaires de rénovation https://www.enerterre.fr/
-Normandie Équitable guides atypiques et accompagnement : https://www.normandie-equitable.org/
-Lisette à la Ferme du Bois Landelle : https://lisettealapage.wordpress.com/mais-qui-est-lisette/
Et son dernier roman L’Ensemble (ou comment retrouver la grâce de vivre ensemble).