Le Tour de France en Normandie : fête populaire, occasion manquée

Il y a des jours où l’Histoire passe à nouveau par les chemins que l’on aime. Cet été, le Tour de France revient en Normandie, et avec lui ce parfum d’enfance, d’effervescence et de poussière dorée. Dans nos villes, nos villages, nos campagnes, c’est tout un territoire qui vibre au rythme des échappées et des applaudissements. On repeint les trottoirs, on accroche des vélos dans les arbres, on attend la caravane comme on attend les vacances. Le cyclisme, dans sa version la plus populaire, c’est cette communion rare entre l’effort solitaire et la ferveur collective.
À Bois-Guillaume, à Gournay-en-Bray, à Thaon, à Flers, à Juvigny ou ailleurs, la venue du Tour est une fête. Une fête de l’imaginaire sportif, du lien social, de la ruralité qui se rappelle au monde. Pour les jeunes, c’est une révélation. Pour les plus âgé-es, un clin d’œil à un temps où Poulidor, Hinault ou Jalabert filaient comme des promesses. Et en Normandie, le souvenir de Jacques Anquetil – enfant seinomarin, premier quintuple vainqueur du Tour, mythe solaire et mystérieux – plane toujours sur les cols et les récits. Pour beaucoup, c’est lui, le vrai panthéon. Et voir le peloton revenir rouler sur ses terres, c’est une émotion vive. Pour les territoires, c’est aussi une occasion unique de se raconter au monde, de montrer ses paysages, son patrimoine, ses toits d’ardoise. Et c’est bien : le Tour n’est pas un luxe, c’est une joie.
Mais une fois la dernière caravane passée, une question demeure : et après ? Que reste-t-il aux cyclistes du quotidien ? Où sont les politiques à la hauteur de l’événement ? Où sont les moyens pour celles et ceux qui pédalent non pas pour la gloire, mais pour aller travailler, emmener leurs enfants, vivre autrement ?
Une grande boucle, mais un petit braquet pour le vélo du quotidien
Car derrière les projecteurs du Tour, la politique cyclable nationale reste sinueuse. Le Plan Vélo promis par l’État, relancé en 2023 avec ambition, a subi un sérieux coup de frein : plusieurs centaines de millions d’euros de crédits ont été annulés ou gelés dans les budgets 2024 et 2025. Et au lieu d’un soutien massif et pérenne, les appels à projets s’étiolent, les incertitudes budgétaires s’accumulent, et les collectivités locales sont laissées seules face à l’ampleur des besoins.
Surtout, une injustice flagrante persiste : le versement mobilité. En Île-de-France, ce prélèvement sur les entreprises a été déplafonné inéquitablement et permet à Île-de-France Mobilités de disposer de près de 5 milliards d’euros par an pour financer transports collectifs et infrastructures cyclables. Dans les autres territoires, ce montant chute dramatiquement avec un taux lui moins important, condamnant les agglomérations à bricoler avec des miettes pour aménager quelques kilomètres de pistes, entre deux rocades.
En Normandie, les projets avancent trop lentement. Le manque de soutien étatique et régional, d’harmonisation des normes, de garantie de financement pluriannuel freine les dynamiques. Et pendant ce temps-là, on célèbre le Tour à grands frais, sans donner les moyens de créer les conditions pour que le vélo soit enfin un mode de transport à part entière. Pourtant, des volontés existent. Dans la Métropole Rouen Normandie, les écologistes ont fait voté un plan vélo ambitieux, déployé des milliers de vélo en libre-service, engagé des centaines de kilomètres pistes cyclables structurantes, œuvré pour un développement plus équitable de l’usage du vélo sur l’ensemble du territoire. Mais sans accompagnement financier solide de l’État, les dynamiques locales piétinent.
Il ne suffit pas de brandir un maillot jaune une fois l’an. La vraie victoire serait celle d’un pays où chacun·e pourrait pédaler en sécurité, sans condition de genre, d’âge, de milieu ou de revenu.
Nous ne voulons pas choisir entre la beauté du spectacle et la rigueur de la politique publique. Nous voulons les deux : des exploits sur les cols et des pistes cyclables pour aller au collège. Des podiums en juillet et des trottoirs apaisés en novembre. Le vélo n’est pas qu’un emblème, c’est un droit. Le Tour passe. Mais la révolution cyclable, elle, est encore à faire.